STANISLAS DEWYNTER, CONFIDENCES D'UN GOLDEN BOY DéCHU

Le 29 novembre 2016, un nouveau détenu fait son entrée dans la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy, près de Versailles. Stanislas Dewynter a 36 ans, porte un costume cintré, des richelieux bien cirés. La crasse et l’odeur de pourriture mêlée à la javel le saisissent d’emblée, tout comme ces tombereaux d’insultes hurlées à travers les barreaux. Après une fouille humiliante, il traverse la cour puis une enfilade de couloirs froids, la peur au ventre. Certains prisonniers le couvrent déjà d’injures, persuadés de reconnaître un indicateur de police. Parvenu au quartier des arrivants, il est placé dans une cellule, seul, avec une soupe lyophilisée pour seule compagnie. Les jours suivants, le voilà déplacé d’une cellule de 9 m2 à l’autre, entre un tueur multirécidiviste et un homme accusé d’homicide « parce qu’on avait mal parlé à sa sœur ». Lui peine à expliquer les raisons de sa présence. Quand on lui pose la question, il élude, parle d’une « vague escroquerie ».

Deux mois après son placement en détention provisoire, Le Parisien vend la mèche : « Le patron des restaurants Chez Clément en prison, soupçonné de malversations », titre le quotidien. Stanislas Dewynter est accusé d’avoir floué certains des investisseurs et d’avoir pioché dans les comptes de plusieurs de ses sociétés pour en abonder d’autres. On parle de 15 millions d’euros de transfert injustifié, de détournement d’espèces, des rémunérations « indues » à hauteur de 3,4 millions d’euros en deux ans. La machine à fantasmes s’emballe.

Qu’aurait-il fait de tout cet argent ? Le petit milieu des tables parisiennes s’interroge : on se remontre les photos de ce playboy aux yeux bleus habitués à faire des ravages, à la silhouette si bien entretenue, toujours accompagné de jolies sylphides. Il a régné pendant plus d’une décennie sur des établissements prestigieux, le restaurant du théâtre du Rond-Point au pied des Champs-Élysées, les jardins de Bagatelle nichés dans le bois de Boulogne, le Saut du loup en face du Louvre ou encore l’hôtel Ermitage à Saint-Tropez. Il menait la grande vie, côtoyait le showbiz, était consulté par des ministres, avant que le rachat d’une chaîne de restaurants populaire ne le pousse à réaliser quelques acrobaties comptables. À la honte d’apparaître aux yeux de tous comme un piètre gestionnaire, s’est ajoutée la violence de trois mois passés en détention dans l’une des prisons les plus miteuses du pays.

Cette histoire, Stanislas Dewynter ne l’avait jamais racontée. Il a d’ailleurs longtemps hésité à me la confier. Lors de nos premiers rendez-vous, il feignait de se demander quel était son intérêt de parler, comme si la quête de rédemption ne le concernait pas. Une autre réalité s’est dessinée au fil de nos conversations : au fond, l’homme se voit comme un grand brûlé du monde des affaires, victime expiatoire du jeu obscur des tribunaux de commerce. Non, jure-t-il, il n’est pas l’escroc dépeint dans les médias. Finalement, il a pris le temps de décrire son chemin de croix avec un tel sens du détail qu’il a fallu organiser de multiples rencontres. Souvent, nos entretiens commençaient par un long soupir. Il se prenait alors le visage entre les mains, mal réveillé, lassé de ressasser les épreuves subies. Pendant nos discussions, il se redressait, se montrait entier, tapait parfois sur la table, quand il ne versait pas une larme. La plupart du temps, il concluait de la même manière : « Ah, ça m’a fait du bien de vous parler. »

De Régine à Christine Lagarde

S’il y a bien une chose qui agace Stanislas Dewynter, c’est d’être décrit comme un fils à papa. Certes, il a grandi dans le 7e arrondissement de Paris et étudié à l’école Alsacienne. Mais son enfance a été marquée par le divorce de ses parents et les problèmes financiers de son avocat de père. On le sait : dans chaque milieu se rejoue la guerre des classes et lui souffrait d’être le moins bien loti parmi les biens nés. Est-ce pour venger son paternel qu’il s’est lancé dans les affaires ? Il a commencé par enchaîner les petits boulots, vendeur chez Gibert Jeune, magasinier dans l’entreprise de destockage de sa mère, avant de monter à 18 ans sa première affaire dans le textile : il récupérait des fins de séries dans le Sentier et négociait avec les BDE d’écoles de commerce pour leur proposer des sweats de promo. Fêtard, séducteur en diable, il tisse alors son réseau aux Planches, la boîte de la jeunesse dorée près des Champs-Élysées. Il fait aussi la connaissance de Yannick Bolloré, qui l’invitera parfois sur le bateau de son père.

Pour faire décoller sa carrière, il n’a eu qu’à traverser la rue. Étudiant en gestion à l’université Paris Dauphine, il cherchait un endroit pour réviser ses partiels, quand un copain lui a montré les trois terrains de tennis situés juste en face. Il trouve là un petit local poussiéreux où s’assoupit un gardien, planté devant une télévision avec antenne. Pourquoi ne pas y ouvrir une cafétéria pour concurrencer le lugubre resto universitaire ? Sans se poser trop de questions, les deux camarades montent un dossier pour les services de la mairie de Paris. « Je ne connaissais même pas le mot de concession », se rappelle Stanislas Dewynter. Ils récupèrent les clefs pour dix ans.

Ils nomment l’affaire « Kfé court », refont la peinture, achètent une vitrine pour présenter des sandwichs et tirent à pile ou face qui ira chez Métro pour le ravitaillement. Aux étudiants se mêle une clientèle de quartier pas trop regardante sur le plat du jour réchauffé, saumon-riz-sauce à l’oseille. Au bout de six mois, nouveaux travaux, pour accueillir une vraie cuisine cette fois et passer de 30 à 200 places. Très vite, la gestion du K’fé court l’accapare. Et tant pis pour le master en finance. « J’étais pas à me demander ce que j’allais faire plus tard, mais ce que j’allais faire le lendemain. » Il ouvre la journée, le soir, le week-end, engage un cuisinier, un commis, un serveur, obtient une licence IV pour servir de l’alcool. En 2002, il a 22 ans et veille sur une équipe d’une petite dizaine de salariés.

Justement, cette année-là, le truculent Jean-Michel Ribes vient de reprendre le théâtre du Rond-Point. Il compte ouvrir un bistrot de 200 places dans le foyer et lance un appel d’offres. Parce qu’il n’est pas du sérail, Dewynter lui tape dans l’œil. Le voilà à la tête d’une équipe de 35 salariés dont certains ont deux fois son âge. Pour se donner un peu de contenance, il répète ses briefings devant une glace. Pas une minute pour se reposer, il travaille comme un acharné, délègue peu. Il faut contrôler les livraisons, recompter les fourchettes parce qu’il y a toujours des vols, donner un coup de main au service, courir, pousser des coups de gueule, soigner les clients. « C’est un travail de chien, ce métier. » Une vie folle, éreintante, passionnante. Il rencontre les puissants, commence à bien gagner sa vie, et ouvre sa holding personnelle, SDW, pour structurer ses activités.

Désormais, les offres viennent à lui. En 2004, le styliste et photographe Maurice Renoma lui propose de reprendre son café-­galerie d’art de l’avenue George-V dans le 8e arrondissement. Il lance aussi Al’dente en bordure des terrains de tennis de la place Pereire dans le 17e. Deux ans plus tard, il inaugure le Saut du loup, situé dans une aile du musée du Louvre devenue le musée des Arts décoratifs. Il fait de ces bureaux austères –dont un local de la CGT – un restaurant ouvert sur l’une des plus belles terrasses de la capitale avec vue sur la tour Eiffel. Il récupère aussi l’exploitation des Jardins de Bagatelle, un lieu vieillissant perdu dans le bois de Boulogne et le transforme en spot branché, où l’on croise des candidats de téléréalité, les fils Sarkozy ou encore Frédéric Beigbeder. « On était bénis, il y avait une partie extérieure et la cigarette venait juste d’être interdite. » Avec cet établissement, il pose un premier pied dans le monde de la nuit. Rencontres avec les figures mythiques Régine ou Hubert Boukobza, le patron des Bains Douches. « J’adorais les fréquenter. Mais à la différence d’eux, j’étais au turbin dès huit heures du matin. » Il sent bien être « en surrégime complet » à ce moment mais les chiffres sont bons ; alors il continue d’ouvrir des établissements avec l’avidité d’un joueur de Monopoly. Les Deux Étangs au sein du club sélect du Tir aux Pigeons, Les Marches du Palais, l’Élysée lounge... Il reprend aussi L’Ermitage à Saint-Tropez, hôtel quasiment laissé à l’abandon dont Vincent Bolloré souhaite se débarrasser. En 2009, à l’orée de ses 30 ans, il gère 15 établissements, dirige 300 salariés et affiche un chiffre d’affaires de 23 millions d’euros.

Preuve de sa réussite, il est sollicité par Christine Lagarde, alors ministre de l’économie, et Hervé Novelli, secrétaire d’État au commerce, pour participer à une réflexion lancée par Bercy sur l’avenir de la restauration. Dewynter est assis aux côtés du chef triplement étoilé Guy Savoy ou de Gérard Pélisson, cofondateur du groupe Accor, flatté d’appartenir à ce bel aréopage. « J’avais l’impression de donner un peu à mon pays. » Le secteur souffre et le projet de baisse de la TVA est dans les tuyaux. Le jeune patron se permet d’évoquer un autre problème de taille pour tout professionnel : le recrutement d’extra. « Aux Jardins de Bagatelle, quand il faisait beau, j’avais besoin de soixante personnes. Quand il pleuvait, cinq suffisaient. » Pour embaucher un extra, un restaurateur doit remplir chaque matin une déclaration préalable à l’embauche, éditer un contrat de travail puis établir une fiche de paie. Dewynter réclame plus de flexibilité. Le secrétaire d’État croit détenir une solution : bientôt sera créé le statut d’autoentrepreneur.

Dewynter est ravi. Il croit en avoir fini avec les lourdeurs administratives. Alors il va user à fond de ce nouveau régime. « Le cabinet de Novelli m’avait bien précisé que ce statut était adapté à mon activité », assure-t-il. Pourtant, un an plus tard, visite de l’inspection du travail. Le chef d’entreprise est accusé d’avoir mal lu la loi. « Le problème est qu’il usait de manière industrielle de ce nouveau statut, précise aujourd’hui Novelli. Il y avait une volonté de substitution massive avec un recours à plusieurs dizaines d’autoentrepreneurs. » Un bras de fer s’engage avec l’Urssaf. La CGT s’en mêle et accuse maintenant Dewynter de faire tourner une armée de cuisiniers sans papiers. « Trois personnes travaillaient en auto­entrepreneurs mais n’avaient pas de papiers, concède-t-il. Mais ça, je ne pouvais pas le savoir, car leur statut avait été préalablement validé par l’administration. » Trop tard. Le 17 mars 2010 et pendant plusieurs jours, le syndicat et une centaine de sympathisants CGT occupent l’établissement de Bagatelle. Dans la presse, Dewynter est dépeint en patron voyou. Pour mettre fin à la grève, il décide - après négociation avec la CGT - de recruter dix employés en CDI alors qu’il doit en même temps solder un lourd redressement à l’Urssaf. Pour ne rien arranger, la ville de Paris et les principaux fournisseurs se montrent plus soupçonneux. Fini les délais de paiement. Le patron se doit d’ouvrir son capital à de nouveaux actionnaires. Christine Boursin, la discrète héritière du groupe fromager éponyme, pose 5 millions sur la table.

Début 2012, une banque d’affaires vient sonder Stanislas Dewynter. Le groupe Frères Blanc, lui-même détenu par la Caisse des Dépôts, cherche à se séparer de son vaisseau amiral, la chaîne de restaurants chez Clément. Onze établissements, essentiellement à Paris, reconnaissables à leurs casseroles en cuivre accrochées aux murs et à leurs meubles en chêne massif. Ambiance cuisine de terroir, steak haché, purée, un café, l’addition. On est loin du chic des concessions jusque-là tenues par Dewynter. « J’étais assez sceptique au départ », se remémore-t-il. Il en parle tout de même à un nouvel associé, Jean-Pierre Corbel, un financier bien connu du monde de la gestion de patrimoine, débatteur jovial sur BFM Business, toujours prompt à s’enflammer sur un changement de législation sur l’assurance-vie. « Lui me dit : “Attends, c’est loin d’être con.” »

Pourquoi Dewynter s’engage-t-il dans les discussions ? Cherche-t-il à se frotter aux poids lourds du secteur ? Sodexo a fait part de son intérêt, tout comme le Groupe Bertrand. À côté, le jeune patron ne pèse pas bien lourd, et pourtant. Il engage cabinets de conseil et avocats de renom pour présenter un dossier attrayant. Pendant ce temps, Jean-Pierre Corbel use de son carnet d’adresses pour boucler le tour de table. Il faut réunir 35 millions d’euros. Christine Boursin propose d’en aligner dix.

Accusations de blanchiment

Le 28 décembre 2012, il est désigné comme repreneur. Son groupe compte désormais près de 900 salariés. Par prudence, il promet de ne rien changer durant au moins un an. Aucun départ n’est exigé, quitte à garder les gros salaires, comme ce conseiller du président payé 22 000 euros par mois. Ça n’empêche pas le nouveau boss d’afficher de grandes ambitions. Il veut faire de Chez Clément le « Disneyland de la cuisine française », prévoit un développement à l’étranger, pourquoi pas en Chine.

Espoirs vite douchés. Dès les premiers mois, le patron découvre la pesanteur et l’inertie des grands groupes. « J’ai quitté nos petits bureaux, où j’arrivais chaque matin avec une blague et des chouquettes pour tout le monde, pour des immenses bureaux avec des petits noms sur les portes et des réunions en costard cravate », se rappelle-t-il. Surtout, les établissements peinent à attirer le chaland. Non seulement le concept est éculé mais il ne bénéficie plus du réseau des frères Blanc, propriétaires de plusieurs institutions parisiennes, L’Alsace, Le Pied de cochon, La Lorraine. Dès que ces brasseries étaient complètes, le groupe renvoyait les cars de touristes vers des adresses de Chez Clément. Désormais, il ne faut compter que sur soi-même. Résultat : dès la première année, l’affaire perd 1,1 million d’euros quand les prévisions tablaient sur un bénéfice de 5 millions. « Là, j’ai compris que ce serait difficile », fulmine encore Dewynter.

Et pourtant. « Je vois bien que les chiffres ne sont pas bons, mais j’enchaîne les meetings, le tour des établissements pour rencontrer les salariés. Ça ne s’arrête jamais. » Il se plaint de piloter une entreprise gérée à l’ancienne, sans flexibilité, composée de cadres grassement rémunérés. Alors, il lance des projets tous azimuts, collabore avec l’institut Paul-Bocuse pour recentrer les établissements Chez Clément autour d’un produit phare, le poulet fermier élevé en plein air. On parle sans rire d’un concept de « café rôtisserie ». Il y a urgence. Dewynter réduit les effectifs, met en vente plusieurs restaurants, fait entrer de nouveaux associés. Mais les courbes continuent de fléchir. Et les banques se mettent à bloquer certains comptes.

«Si j’avais voulu planquer de l’oseille, je n’aurais pas acheté l’hôtel particulier»

Stanislas Dewynter

À l’entendre, Stanislas Dewynter aurait commencé à ce moment, et pas avant, ses tours de passe-passe comptables, en utilisant l’argent d’un restaurant pour en renflouer un autre. « C’était du sauvetage permanent. » Intention louable mais cela s’appelle aussi de l’abus de biens sociaux. « Je sais que je fais de la merde mais je fais ça pour que les salariés soient payés et pour que le boucher livre le lendemain. » Pour ne rien arranger, il fait transiter les fonds par son compte personnel. Ses sociétés n’ont pas de carte bleue ? Alors il utilise la sienne, sans s’embarrasser de factures. L’argent entre, sort, sans qu’on sache très bien pour qui, pourquoi.

S’imagine-t-il arrêter l’hémorragie ? « Les premiers mois, Stanislas m’explique que tout va bien, se souvient un obligataire ayant prêté plus de 5 millions d’euros pour l’opération. Puis à partir de juin 2013, il commence à parler d’un problème d’intégration comptable. » Les obligataires ne reçoivent aucun bilan, aucun chiffre. Ils avaient aussi négocié une promesse de nantissement sur les fonds de commerce. Mais celle-ci tarde à se concrétiser. Dewynter se montre rassurant, temporise mais sa belle gueule et ses mots doux ne suffisent plus. Dès la fin de 2014, il n’est déjà plus en mesure de verser les intérêts de la quasi-totalité des obligataires.

C’est peu dire que le comportement de Stanislas Dewynter déconcerte. Que fait-il en plein marasme financier ? Il achète un hôtel particulier dans la très fréquentée rue des Martyrs, dans le 9e arrondissement de Paris. « La stratégie c’était de faire en six mois une plus value importante pour réinjecter de l’argent rapidement dans les sociétés. » Mais là encore, rien ne se passe comme prévu. Il a certes acquis ce bien 3 millions d’euros puis reçu une offre de 4,3 millions quelques mois plus tard. Mais la revente se retrouve bloquée pour une obscure histoire de droit de préemption. La faute à un notaire peu scrupuleux, enrage Dewynter. Mais la justice tique et accuse maintenant le dirigeant de blanchiment. Parce que l’argent employé pour l’acquisition, venu de ses sociétés ou de prêts contractés auprès de ses amis, a transité une nouvelle fois par ses comptes personnels dans un mélange des genres qui affolerait n’importe quel comptable. « Oui, mais je fais ça au vu et au su de tous parce que je ne suis pas interdit bancaire contrairement à mes sociétés, insiste Dewynter. Et si j’avais voulu planquer de l’oseille, je n’aurais pas acheté l’hôtel particulier à mon nom. »

Déshabiller Pierre pour habiller Paul

Le 29 octobre 2015, sa holding SDW est déclarée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Nanterre, malgré l’ouverture antérieure d’une procédure de même nature à Paris. Qui doit traiter ce dossier ? La question est de taille puisque dans la capitale, le président soutiendra jusqu’au bout que le groupe pouvait être sauvé par le plan de continuation proposé par Dewynter. Mais c’est finalement la juridiction de Nanterre – réputée pour sa sévérité – qui sera déclarée compétente. « Là-bas, tout se passe comme s’ils n’avaient aucune intention de sauver les entreprises, grince le conseil de Dewynter, Me Jean Tamalet, du cabinet King & Spalding. On a le sentiment d’y trouver un système qui vit en autarcie, composé des mêmes avocats, administrateurs ou mandataires judiciaires, qui semblent se nourrir de sociétés dépecées quand bien même elles étaient viables. » Au même moment, les obligataires déposent plainte pour abus de confiance et décrivent une pétaudière : des comptes paraphés par un expert interdit d’exercer, des budgets provisoires jamais soumis à l’approbation de l’assemblée générale...

Les obligataires reprochent surtout au chef d’entreprise d’avoir fait transiter de l’argent entre Vova, la société chargée de reprendre chez Clément et SDW. Quand bien même il s’était engagé à ne pas le faire, dans un contrat conclu deux mois plus tôt. Entre le 1er octobre et le 31 décembre 2012, juste avant le rachat officiel, le patron a ainsi fait transiter près de 6,2 millions entre les deux sociétés. Pour les investisseurs, cela ne fait plus de doute : Vova aurait servi de banque à SDW pour purger des difficultés préexistantes. « Si Chez Clément s’est écroulé, c’est parce qu’on lui a enlevé tout son cash », insiste un ancien obligataire.

Quand on lui renvoie l’accusation, Stanislas Dewynter souffle puis hausse le ton : « J’aurais acheté Chez Clément, opération à 35 millions, pour combler un redressement de l’Urssaf d’un peu plus d’un million ? » Il reconnaît bien avoir déshabillé Pierre pour habiller Paul mais « ce ne sont pas toujours les mêmes sociétés qui payent ou qui reçoivent ». De toute façon, lui a toujours perçu l’ensemble de ses sociétés comme un seul et même groupe. Surtout, il insiste sur un point : jusqu’au bout, il a cru pouvoir sauver ses entreprises. En 2015 et début 2016, il passe ainsi ses journées à chercher des repreneurs et à travailler à l’élaboration d’un plan de continuation viable. Ce plan, encouragé par le tribunal de commerce de Paris, ne sera finalement pas circularisé ni aux obligataires ni aux créanciers par les organes de la procédure de Nanterre. Dewynter y proposait pourtant sa démission et le paiement comptant de plus de la moitié des créances ainsi que l’échelonnement du solde sur 6 ans. Sans succès. Employés et investisseurs se rallient aux positions du mandataire judiciaire. « Évidemment, vous faites toujours plus confiance à un mec en robe qui se fait appeler Maître, enrage Stanislas Dewynter. Les partisans d’une liquidation brutale du groupe avaient désormais les mains libres. »

Perquisition à 6 heures du matin

Impuissant, il voit son empire dépecé par toutes sortes de rapaces : avocats spécialisés, boîtes de conseils, administrateur judiciaire. Tout le monde aurait cherché à se nourrir sur la bête. Les mots les plus durs, il les garde pour le mandataire judiciaire – qui n’a pas souhaité répondre à mes questions – responsable à ses yeux d’avoir vendu à vil prix les actifs de Chez Clément et d’avoir ainsi anéanti toute possibilité de redressement. Des exemples ? Il présente une offre de rachat du fonds de commerce du restaurant de Boulogne pour 850 000 euros, finalement cédé pour 400 000. Même chose pour celui de la porte Maillot et de la porte de Versailles, avec des offres reçues à respectivement 3,5 et 2,5 millions mais partis pour seulement 1,7 million chacun. Et le fonds de commerce de L’Ermitage ? Cédé pour 2,5 millions d’euros en août 2016. Un peu plus de deux ans plus tard, il est revendu près du quadruple.

En mars 2016, le procureur de Nanterre saisit la brigade financière pour enquêter sur les flux financiers. Au début de l’été, alors qu’il se bat toujours pour présenter son plan de continuation, il est évincé par une décision de justice. « Du jour au lendemain, le téléphone ne sonne plus, je ne reçois plus aucun mail, c’est le vide astral. » Après le choc de quitter un groupe fondé dix-sept ans plus tôt vient une forme d’apaisement. « J’ai l’impression de respirer pour la première fois depuis longtemps. » Son soulagement sera de courte durée.

Six heures du matin le 16 novembre 2016 : perquisition dans les locaux de SDW. Quelques heures plus tard, les policiers débarquent chez l’ancien dirigeant. Ils fouillent tous les tiroirs, récupèrent les ordinateurs, « regardent jusqu’aux motifs Mickey sur mes caleçons ». C’est parti pour quarante-huit heures de garde à vue. Il est ensuite présenté à un juge qui doit statuer sur son placement en détention provisoire. Il apprend que la procureure venue requérir contre lui est un personnage éminent et redouté du monde des affaires des Hauts-de-Seine. « Là, je suis limite flatté. Elle s’occupe de toutes les affaires de la défense, et c’est elle qui vient plaider contre moi, le marchand de frites. » La magistrate livre un sévère réquisitoire, parle d’escroquerie, de 35 millions d’euros de détournements. « Il est démontré que depuis plusieurs années, une partie substantielle de fonds sociaux a été affectée à des dépenses, voyages et investissements personnels de ce dirigeant qui affectionne disposer d’un train de vie hors du commun. » Elle évoque la Jaguar du mis en cause, sa Ford Mustang, et l’hôtel particulier du 9e dont l’acquisition récente lui paraît bien suspecte. Dewynter sort libre. Mais quelques jours plus tard, appel du parquet. La chambre de l’instruction de Versailles est appelée à statuer une semaine après. « Là, mon avocat m’a dit de faire mon sac. J’avais compris que c’était fini. »

Des sommes à huit chiffres

Dewynter va rester 105 jours en détention. À sa sortie, il porte une barbe de légionnaire et sent bien que les regards ont changé. Il se sait persona non grata dans la restauration. Alors il vivote pendant un an avec le RSA, réalise un fumeux bilan de compétence à Pôle Emploi, puis décroche un job dans une boîte de production audiovisuelle. Rien de passionnant mais il faut bien régler les honoraires de ses avocats. Dans sa grande négligence, Dewynter n’a même pas pensé à prendre une assurance responsabilité du dirigeant qui l’aurait pourtant couvert dans ce genre de situation.

Pendant des mois, il prépare sa défense, débarque chez ses conseils avec des piles de cartons remplis de rapports d’audit, d’analyses stratégiques, de tableaux Excel dont la lecture demande l’absorption préalable d’un cachet d’aspirine. Au milieu des sommes à huit chiffres et du jargon de droit des affaires, l’horreur. Le 17 mai 2017, Jean-Pierre Corbel, 54 ans, se suicide peu avant d’être entendu par le magistrat instructeur. Allait-il être mis en examen ? Le financier n’aurait sans doute pas supporté l’idée d’un tel affront. « Le rachat de Chez Clément, c’était le coup de sa vie, se rappelle un ami. Il a mis beaucoup de son argent dans l’opération et pensait que ça allait lui payer sa retraite. À la place, il a beaucoup perdu mais a aussi fait perdre beaucoup à des proches. »

Le 7 novembre 2022, Dewynter se retrouve enfin à la barre du tribunal correctionnel de Nanterre, mortifié, contraint de reconnaître avoir été « un chef d’entreprise médiocre ». « Je me rends bien compte que le costume était trop grand pour moi, de mon incapacité à gérer autant de sociétés. Mais en 2013, quand je perds pied, je m’entête. » Il se présente comme un homme de terrain, du genre à taper dans le dos de ses salariés plutôt qu’à scruter les annexes des contrats qu’il paraphe. Son manque de diligence, il l’explique par sa jeunesse. « Je ne savais pas que le transfert d’argent d’une société A à une société B était un abus de bien social », répond-il à une question de la présidente. « Mais vous avez une formation en gestion ? Et tous ces commissaires aux comptes et conseils qui vous entouraient, ils ne vous l’ont pas dit ? » « Non [...] On a même eu des contrôles fiscaux, personne n’a rien dit non plus. »

Jusqu’au bout, le prévenu récuse toute idée d’enrichissement personnel. L’accusation avançait le chiffre de 3,3 millions d’euros de rémunération indue sur la période 2013-2015. Selon Dewynter, sur cette somme retrouvée sur ses comptes personnels, 1,1 million ont été reversés à d’autres sociétés de son groupe et 1,2 million dépensé pour ses sociétés, entre frais de missions, de réception, le carburant ou les honoraires d’avocats – quand bien même les factures manquent. Resterait donc 900 000 euros, sur lesquels il faudrait déduire la rémunération du patron entre 240 000 et 300 000 euros par an.

La décision tombe le 16 février 2023 : cinq ans d’emprisonnement dont trois avec sursis, pour abus de biens sociaux et banqueroute. L’escroquerie n’a pas été retenue en raison de la prescription des faits, de même que l’hypothèse d’un enrichissement personnel n’a pas été prouvée. « On passe d’un système crapuleux à des fautes de gestion répétées et avouées », souligne son avocat, Me Jean-Baptiste Marre, du cabinet Seyes. « Pendant le procès, on ne lui a jamais demandé où était l’argent, abonde Me Aurélie Chazottes, également membre de l’équipe de la défense. Tout le monde savait bien qu’il n’y en avait pas. » Quand il entend ça, Stanislas Dewynter se redresse : « La question qu’on me posait, c’était plutôt “Mais comment avez-vous pu être aussi con ? »

L’entrepreneur déchu ne retournera pas en prison. Mais comment tourner la page ? Il parle de Chez Clément comme de l’erreur de sa vie. « J’aurais dû voir que la mariée était trop belle et qu’elle avait plein de cors au pied », me dit-il les yeux embués. Aujourd’hui, il travaille dans l’événementiel, gagne 4 000 euros par mois même s’il en reste à peine un tiers après les saisies de la justice. Le chemin est encore long : il doit rembourser près de 4 millions d’euros. Il assure pourtant n’éprouver aucune nostalgie pour sa vie d’antan. Son quotidien de bon père de famille lui suffirait, il peut désormais emmener son fils de 13 ans à l’école chaque matin. On sent tout de même poindre un certain plaisir quand nos conversations dans une brasserie chic sont interrompues par d’anciennes connaissances venues lui serrer la main. « Vous voyez, ça c’était ma vie d’avant », glisse-t-il. Mais il y en d’autres qu’il vaudrait mieux ne pas croiser. Sur la dizaine d’obligataires, aucun n’a retrouvé sa mise.

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