VIOLENCES SEXUELLES EN RDC : JUSTINE MASIKA BIHAMBA, PORTE-VOIX DES FEMMES DU NORD-KIVU

Nous sommes au début des années 2000, à Goma, dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC). La région du Nord-Kivu est ravagée par les conflits armés depuis 1994, et les femmes en paient le prix fort : des centaines de milliers d'entre elles ont été abusées sexuellement, soit par les rebelles soit par les hommes de l'armée régulière. Au milieu de ce chaos, Justine Masika Bihamba est devenue malgré elle une « spécialiste des violences sexuelles ». À cette époque, elle recueille déjà depuis plus de 10 ans la parole de ces femmes violentées au sein de l'association locale Uwaki, l'Union des femmes paysannes, et pour Human Rights Watch et le Pole Institute, via des enquêtes sur les viols utilisés comme arme de guerre dans la région.

Mais fin 2001 marque un tournant. La militante travaille chez elle lorsqu'un collègue la demande. Il est avec sa grand-mère, Safi, 80 ans. La vieille dame vient de subir un viol collectif. La gravité de son état de santé les oblige à l'emmener à l'hôpital de Goma.

Sur place, c'est la désillusion. Les examens et les soins nécessaires à Safi ne se feront qu'en échange d'une somme d'argent. Justine Masika Bihamba et son collègue se mettent immédiatement en quête de la somme demandée.

Mais la vieille dame ne peut pas attendre : elle décède quelques heures après son arrivée à l'hôpital. Masika Bihamba développe alors une intense colère. Et la certitude qu'elle doit en faire plus. « Il fallait en urgence stopper cette pandémie qui gangrène la région », raconte-t-elle dans son livre Femme debout face à la guerre, publié le 1er mars dernier.

Quelques mois plus tard, elle crée l'association de la Synergie des femmes pour les victimes de violences sexuelles, financée par la coopération suisse Grands Lacs, basée au Burundi à hauteur de 100 000 francs suisses, soit environ 102 000 euros. Sa « priorité absolue » : que le « drame » de Safi ne se reproduise plus.

Les premiers mois d'existence de l'association sont difficiles, les défis, « innombrables ». L'association est victime de son succès : les femmes défilent à la Synergie, et les locaux se font trop exigus. Alors les militantes de l'association accueillent les victimes chez elles. Les témoignages sont insoutenables. Une femme se présente « avec les lèvres coupées », pour qu'elle ne puisse pas dénoncer ses bourreaux. Une autre présente Simone, un bébé violé par un soldat de l'armée qui pensait, en l'agressant, se guérir du sida. L'horreur. Mais Justine Masika Bihamba ne lâche rien.

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« Je lui ai tout raconté »

Plus de vingt ans après sa création, la Synergie est aujourd'hui une association incontournable dans le Nord-Kivu. Le collectif a entendu et porté secours à 18 000 femmes. Elle est surtout à l'origine de la loi de 2006 qui condamna, pour la première fois, le viol dans le pays.

Justine Masika Bihamba, elle, est devenue la porte-voix de la cause des femmes congolaises à travers le monde. En 2005, elle figure dans la liste des 1 000 femmes proposées pour le Nobel de la paix. Trois ans plus tard, elle obtient la Tulipe des droits humains du ministère des Affaires étrangères des Pays-Bas, puis l'année suivante, le prix du Pax Christi International ? un mouvement catholique de promotion de la paix. Le 25 juillet 2018, Justine Masika Bihamba relate son combat et les histoires des femmes victimes de violences sexuelles devant le Conseil de sécurité de l'ONU.

Auréolée de succès, la présidente associative convainc même les stars internationales de soutenir sa cause. En 2008, l'acteur américain Ben Affleck s'est rendu dans les locaux de la Synergie, et visité l'exploitation agricole de l'association.

En quelques années, cette native de Goma est devenue une militante « au service de [ses] s?urs », tient-elle à préciser. « J'aurais pu être une ?épouse idéale?, une femme ordinaire. Mais il aurait fallu pour cela que j'apprenne à me taire. » Née dans une famille protestante il y a 58 ans, l'ancienne déléguée de classe a toujours fait fi des injonctions des autres. À 17 ans, elle s'installe avec son mari à Bukavu, contre l'avis de ses parents, pour finalement divorcer quelques années plus tard. « Alphonse voulait une ?bonne femme?, soumise et innocente. J'avais d'autres aspirations. » Elle n'a jamais vécu non plus avec le père de ses deux garçons, Gaston et Hugues, dont elle se sépare finalement en 2002. « Il voulait que je devienne officiellement sa deuxième femme. Il n'en était pas question. »

La Synergie insuffle cette même force aux victimes qui frappent à sa porte. « Après ce qui m'était arrivé, je ne voulais parler à personne, raconte Mamy Kahambu Kitsa, ancienne bénéficiaire de l'association et désormais l'une de ses coordinatrices. Mais avec Justine, je me suis tout de suite sentie en confiance, et je lui ai tout raconté. Après cela, elle n'a jamais cessé d'être là pour moi. J'ai retrouvé ma dignité. Si aujourd'hui je suis encore sur cette terre, c'est grâce à elle. »

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Garçons ligotés et frappés

La confiance absolue que toutes placent en Justine Masika Bihamba est « un honneur », certes, mais lourd de conséquences. Les intimidations, les menaces de mort fusent et ont plusieurs fois poussé la fondatrice à fuir, direction Kinshasa, Nairobi ou Bruxelles, où elle est restée un an et demi. Une seule fois, elle a failli tout arrêter. C'était après ce 18 septembre 2007, où des hommes armés ont débarqué chez elle. Ses garçons ont été ligotés et frappés. L'une de ses filles, Natacha, a subi une tentative de viol. Pour la militante, « il était temps d'abandonner ». Mais le combat a finalement été plus fort. « J'ai repris la route. »

Depuis, les enfants ont été envoyés à Nairobi et la mère de famille a renforcé sa clôture et acheté deux chiens de garde. Et a poursuivi le travail.

Ces deux décennies de militantisme acharné ont aussi laissé d'autres traces : migraines à répétition, insomnies, pics de tension et problèmes de vue la paralysent régulièrement. Sans compter l'impact de milliers de témoignages sur sa santé mentale. « C'est très difficile d'écouter chaque jour des histoires toutes plus horribles les unes que les autres, confie-t-elle au Point Afrique. Alors, il y a cinq ans, j'ai décidé d'arrêter. Je confie cette tâche à mes équipes. »

À l'aube de la soixantaine, Justine, devenue arrière-grand-mère, continue pourtant son « devoir » de militante, notamment grâce à sa foi, un « pilier » de sa vie. Tous les jours de la semaine, son réveil sonne à 4 h 30 « pour faire des prières ». Puis à nouveau à 6 heures, pour présenter son « programme » à Dieu. Chaque soir, elle récite avec sa famille ou ses amis présents, le 4e verset du psaume 23 : « quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi ».

Mais c'est surtout « la confiance » qu'elle place dans les femmes victimes qui pousse Justine Masika Bihamba à « s'acharner ». Quand ses « nerfs lâchent », elle se rend à la maison des femmes de l'association, située à Bulengo. Un lieu de refuge où se mêlent femmes vulnérables et victimes de violences sexuelles. « Quand je les vois toutes à l'?uvre, [dans le champ de l'association ou réunies en groupes de parole], je suis toujours admirative et émue de l'énergie qu'elles sont capables de déployer pour s'en sortir. Car toutes ou presque ont vécu l'horreur. »

Couverture de "Femme debout face à la guerre" (éditions de l'Aube). © DR

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