PATRICK DE SAINT-EXUPéRY : « L’AFFAIRE DE BISESERO RéVèLE LA RESPONSABILITé ACCABLANTE DE LA FRANCE DANS LE GéNOCIDE DES TUTSI »

Dans le roman graphique « La fantaisie des Dieux », le journaliste français, qui a couvert le génocide contre les Tutsi au Rwanda en 1994, décrypte l’implication de la France aux côtés des tueurs.

« Un ciel bleu, pur, sans nuages », « un monde immobile ». Un véhicule improbable, au pare-brise barré d’un large bandeau publicitaire qu’on croirait avoir été collé là par le diable en personne : « Les Nouvelles Boucheries rwandaises ». C’est à bord de cette camionnette louée à la va-vite à la frontière entre la Tanzanie et le Rwanda qu’à la mi-mai 1994 le journaliste Patrick de Saint-Exupéry et trois de ses confrères pénètrent au « pays du génocide », plongé dans un épais silence et jonché de cadavres sur le bord des routes et le flanc des collines.

En France, François Mitterrand s’apprête, lui, à célébrer le cinquantenaire de la défaite de l’Allemagne nazie et du « Plus jamais ça ! ». Allié indéfectible des régimes successifs qui ont planifié puis mis en œuvre l’extermination des Tutsi, le président français décidera subitement, le 18 juin 1994, alors que les massacres ont débuté le 7 avril précédent, que la France se doit d’intervenir militairement dans ce pays avec lequel elle entretient depuis près de quatre ans une relation controversée. « C’est une question d’heures, pas de jours. Je le répète : chaque heure compte », martèle le chef de l’État.

Opération Turquoise

À la hâte, l’opération Turquoise est lancée sous bannière onusienne, composée quasi exclusivement de troupes françaises. « C’est une opération strictement humanitaire », assure Nicolas Sarkozy, alors porte-parole du gouvernement. Rentré en France entre-temps, Patrick de Saint-Exupéry repart au Rwanda pour couvrir cette opération à grand spectacle, qui voit débarquer la fine fleur de l’armée française sur le tarmac du modeste aéroport de Goma, dans l’est de l’actuelle RDC.

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Avec le dessinateur Hippolyte, dans un roman graphique publié en 2014 et réédité cette année dans une version augmentée d’une postface d’une quinzaine de pages, Patrick de Saint-Exupéry déroule une mise en abîme. Dans La fantaisie des Dieux. Rwanda 1994, au cœur du génocide*, la petite histoire (Bisesero) permet de raconter l’histoire intermédiaire (l’opération Turquoise), qui dévoile à son tour l’Histoire avec un grand H. En l’occurrence, l’implication de la République française au Rwanda entre 1990 et 1994, sous la présidence de François Mitterrand.

« Bisesero, c’est la goutte d’eau qui dit la mer. Et cette mer fait peur », écrit le journaliste, qui avait lancé ce projet avec Hippolyte à l’époque où lui-même dirigeait la rédaction de la revue de grand reportage et d’enquête XXI.

La fantaisie des Dieux relate l’ambiance surréaliste dans laquelle baignait l’ouest du Rwanda aux premiers jours de l’opération Turquoise, à partir du 22 juin 1994. Sur les routes de l’ancienne préfecture de Kibuye, les tueurs qui tenaient les « barrières », brandissant armes automatiques ou machettes encore ensanglantées, célébraient ostensiblement l’irruption des soldats français, considérés comme des alliés face à la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR).

À leurs yeux, ces soldats débarqués de France à la hâte, officiellement pour un motif humanitaire, ne pouvaient avoir pour véritable intention que de les aider à « finir le travail » – autrement dit, les protéger militairement du FPR tandis qu’eux-mêmes s’acharneraient à débusquer les derniers survivants tutsi afin qu’il n’en reste plus un seul.

L’ancien grand reporter au Figaro et le dessinateur relatent avec force le contraste offert par ce monde à l’envers qu’était devenu le Rwanda entre le printemps et le début de l’été 1994. Côté pile, un ciel bleu azur, une végétation luxuriante et un soleil radieux ; côté face, des collines jonchées de corps en décomposition et des paysages désertés par les habitants, devenus pour les uns des chasseurs et pour les autres un gibier à traquer sans répit.

Les fantômes de Bisesero

« Nous avions pénétré un monde où les instituteurs tuent leurs élèves, où les policiers mènent la battue », écrit Patrick de Saint-Exupéry. « Tic tac », « tic tac »… À travers ce gimmick récurrent, La fantaisie des Dieux traduit de façon métaphorique l’horlogerie implacable qui vient peu à peu, témoignage après témoignage, dévoiler à des militaires français encore incrédules l’insupportable vérité : la France, leur pays, et l’armée française, qu’ils ont fait vœu de servir, se retrouvent célébrées par les tueurs impitoyables qui règnent désormais sur les collines. « Je n’en peux plus de voir ces assassins nous acclamer », lance l’un d’eux, écœuré.

Le 27 juin 1994, Patrick de Saint-Exupéry accompagne une patrouille française partie à la recherche de personnes menacées qui se trouveraient sur des collines proches de la ville de Gishyita, au lieu-dit de Bisesero. Sur la piste empruntée par le modeste convoi, une grappe de rescapés tutsi, hagards et parfois mutilés, sortent de leurs cachettes végétales pour implorer de l’aide. Sur les collines alentour, témoignent-ils, les chasseurs embusqués sonnent déjà l’hallali.

Le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, alias Diego, qui commande le détachement, estime ne rien pouvoir faire dans l’immédiat. « L’important, c’est de tenir encore deux ou trois jours. On reviendra, on sait où vous êtes », promet-il à ces rescapés, médusés. « Mais nous allons mourir ! » lui lance l’un d’eux. De retour à son camp de base, Diego adresse le jour même à sa hiérarchie un télex par lequel il décrit « l’urgence absolue » de la situation. Mais l’état-major de Turquoise n’émet aucun ordre pour dépêcher séance tenante un contingent apte à secourir les fantômes de Bisesero.

Trois jours plus tard, c’est en contournant habilement l’absence d’ordre formel qu’un second détachement de militaires français tombera de nouveau sur les rescapés de Bisesero. Cette fois-ci, les secours s’organisent afin de sauver les derniers survivants.

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De loin en loin, sous le crayon d’Hippolyte, des interludes oniriques montrent différents protagonistes de cette sordide histoire, comme aspirés au fond des eaux turquoise du majestueux lac Kivu. Parmi eux, dans ce rêve symbolisant le questionnement lancinant qui hante le journaliste depuis trois décennies, les fantômes de responsables français décédés (François Mitterrand) ou vivants (Hubert Védrine, Alain Juppé), emmurés dans le déni et martelant la version officielle : « Nous pouvons être fiers. Fiers de notre action. Fiers de notre armée. La France a sauvé des milliers de vies. »

« L’idée de ce roman graphique est née d’une discussion avec Hippolyte, raconte à JA Patrick de Saint-Exupéry. “J’avais 18 ans à l’époque, et je n’avais rien compris à ce génocide ni au rôle que l’on prêtait à la France”, m’avait-il confié. »

Pour le journaliste, dont L’inavouable (Les Arènes, 2004), récit d’enquête sur le rôle de la France au Rwanda dévoilant l’ambiguïté profonde de l’opération Turquoise, avait été adapté à la télévision, en 2007, la voie du roman graphique devait donc permettre de « transmettre cette histoire aux nouvelles générations ».

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« Si je parle d’une goutte d’eau qui permet de raconter la mer, c’est parce que la question du rôle de la France avant comme pendant le génocide se cristallise sur ces collines, au cours de ces trois journées qui vont du 27 au 30 juin 1994, explique-t-il. À partir de là, les vraies questions se posent de manière très claire. »

Devant la justice française, pourtant, l’instruction pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité, ouverte en 2005, semble promise à un enterrement de première classe, après deux ordonnances de non-lieu.

Le journaliste le déplore-t-il ? « L’Histoire ne s’écrit pas devant les cours de justice, estime Patrick de Saint-Exupéry. Les questions relatives au rôle de la France demeurent. Elles trouveront un jour une réponse, tout comme une horloge finit inexorablement par donner l’heure pile. »

*La fantaisie des Dieux. Rwanda 1994, au cœur du génocide, texte de Patrick de Saint-Exupéry, illustrations d’Hippolyte, éd. Les Arènes BD–Reporters, 112 pages, 22 euros.

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