MALAISIE: RENCONTRE AVEC LE CONTROVERSé MAHATHIR MOHAMAD, DéFENSEUR DE L'«INDéPENDANCE» D'UN «TIGRE ASIATIQUE»

Le 31 août marque la fête d’indépendance de la Malaisie, obtenue en 1957. À cette occasion, RFI a pu s’entretenir avec Mahathir Mohamad, Premier ministre malaisien pendant plus de 20 ans, considéré par beaucoup comme le « père fondateur » de la Malaisie moderne.

À la tête du pays de 1981 à 2003 et plus récemment de 2018 à 2020, Mahathir Mohamad, très souvent critiqué pour son autoritarisme certain et ses propos controversés, a aussi contribué à transformer son pays en un véritable « Tigre asiatique ». Il a alors défendu un non-alignement à l’international et une politique pro-malaise sur le sol national. Aujourd’hui âgé de 99 ans, Mahathir témoigne également de l’Histoire contemporaine de la Malaisie.

RFI : Vous avez été nommé pour la première fois Premier ministre en 1981. Quelle était votre vision et vos projets à l’époque pour la Malaisie ?

Mahathir Mohamad : J’ai vécu sous différents régimes, que ce soit sous l’occupation britannique ou sous l’occupation japonaise pendant la Seconde guerre mondiale, et je n’en ai jamais été heureux. Je pensais déjà à l’époque, avant même d’être au pouvoir, qu’il fallait que la Malaisie soit indépendante, et que nous soyons aussi capables de développer nous-même notre pays. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque nous étions une nation très pauvre et incapable de mettre au point des infrastructures. J’ai donc fait en sorte d’en développer au maximum en faisant construire notamment une autoroute entre le Nord et le Sud à Johor Bahru [ville de l’État de Johor, au sud de la Malaisie péninsulaire, NDLR], je savais qu’on allait pouvoir développer le pays autour de ces grands axes.

Dans le même temps, vous avez aussi tenté de mettre en place une politique d’autosuffisance et d’indépendance économique.

Oui, c’était très important parce que la Malaisie avait vécu pendant des années sous l’occupation britannique, et ce sont les britanniques en l’occurrence qui ont tiré bénéfice de notre développement économique. Ils étaient surtout focalisés sur les minerais et les plantations [en grande majorité il s’agit de palmiers à l’huile, mais aussi de plantations de caoutchouc, NDLR]. Donc nous avons exploité à notre tour ces ressources. Par la suite, la Malaisie est devenue un tigre asiatique dans les années 1990. On s’est inspiré des nations qui s’étaient développées sur ce schéma, parce qu’un tigre asiatique, qui a bien développé son économie, est capable d’être indépendant.

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Concernant la société malaisienne, vous avez défendu une vision bien particulière du pays en mettant en place la discrimination positive à l’égard des malais, qui constituent plus de 60 % de la population. On compte aussi deux grandes minorités dans le pays, à savoir les malaisiens chinois et les malaisiens indiens. Comment définissez-vous l’identité malaisienne aujourd’hui ?

La Malaisie est un pays multiracial [la « race » est un concept intégré par la Constitution malaisienne, NDLR] avec des gens de différentes cultures, différentes langues, différentes attitudes et bien d’autres choses. Donc la problématique en Malaisie est que nous avons besoin de grandir tous ensemble tout en bénéficiant des ressources du pays. Mais certains ne sont pas capables de bénéficier du développement du pays. Les peuples autochtones et les Malais ne sont pas capables de s’enrichir eux-mêmes et deviennent les pauvres du pays. Les Malaisiens chinois, à l’inverse, sont très bons dans les affaires et ont prospéré. Les Malaisiens indiens ont continué dans ce sens. Certains sont restés des ouvriers agricoles, mais quelques-uns sont devenus des avocats ou docteurs. Donc nous sommes divisés, nous ne grandissons pas au même rythme.

Et de par cette division, il y a une tendance au conflit entre riches et pauvres, et entre communautés. Donc selon moi, c’était problématique que la Malaisie soit très généreuse envers un peuple qui a migré dans le pays en gardant leurs langues, leurs écoles, leurs cultures, et même leurs parties politiques, alors que dans les autres pays, quand les migrants deviennent des citoyens, ils s’identifient complètement aux citoyens locaux. [Ses propos sur les compétences et capacités inhérentes à chaque communauté ont déjà été décriés par le passé. Il est auteur du livre The Malay Dilemma, de 1970, où il exposait ses idées. Ce type de propos est également souvent normalisé dans le contexte politique malaisien, NDLR]

La Malaisie est ainsi séparée parce que les communautés ne forment pas une seule nation et nationalité. Et cela ne fait évidemment pas de la Malaisie un pays avec une population très unie. Il y a toujours eu des divisions entre nous à cause de nos différences de race et de réussite.

Durant votre temps en tant que Premier ministre, pourquoi avoir mis en place une politique de discrimination positive à l’égard des malais ?

On trouve toujours une grande disparité en termes de performance dans les différentes communautés. Nous devons vraiment corriger le déséquilibre existant, et pour cela nous devons offrir de meilleures opportunités à la communauté qui est en retard ou qui ne prospère pas bien. Nous avons donc adopté ce système pour donner à celle qui ne se porte pas bien de meilleures opportunités. Malheureusement, ce n'est pas une chose facile.

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Vous vous présentez également comme un défenseur des « valeurs asiatiques » et des « valeurs islamiques ». Pouvez-vous nous dire ce que cela signifie selon vous ?

Les Européens croient que leurs valeurs sont des valeurs universelles. Nous ne sommes pas d'accord avec cela, car nous avons nos propres valeurs et nous voyons des changements se produire en Occident que nous ne pouvons pas accepter. Il y a trop d'accent sur l'égalité, sur la liberté, au point qu'en Occident, le mariage et la famille ne sont plus valorisés. On peut avoir un enfant sans se marier. Et puis il y a le problème qu'il ne devrait pas y avoir de mariage entre les différents sexes. 

[Mahathir Mohamad a toujours eu des positions anti-LGBT. En septembre 2018, il avait toutefois critiqué publiquement une peine prononcée dans l'État du Terengganu contre deux lesbiennes condamnées à recevoir plus de 100 coups de bâton en public, NDLR]

Il faut veiller à ce que tout le monde ait les mêmes chances et soit traité de manière égale. Mais on en arrive à un stade où l'on voit des hommes épouser des hommes et des femmes épouser des femmes, ce que nous ne pouvons pas accepter. Les valeurs occidentales sont donc très différentes de celles de l'Orient.

[Mahathir Mohamad a déjà créé des controverses avec ses propos sur la religion, ou encore ce qu’il présente comme des valeurs occidentales. Par ailleurs, selon lui, les droits de l’Homme sont un concept occidental qui a pour but de déstabiliser des pays du Sud, NDLR.]

Pendant vos mandats, vous avez aussi fait face à beaucoup de critiques de la part d’ONG et de l’opposition. Certains disent que vous étiez un dictateur qui a passé 20 ans au pouvoir. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

Quand vous êtes au gouvernement, les opposants doivent vous qualifier de mauvais parce qu'ils veulent nous voir perdre les élections dans un système démocratique. Donc on m'a traité de dictateur, d'homme autoritaire, et tout ce qui va avec. Mais puisque vous me posez la question, à mon tour de vous interroger : les dictateurs démissionnent-ils ? Aucun dictateur n'a jamais démissionné. Je n'ai pas démissionné parce que les gens m'ont poussé à partir, mais parce que je pensais qu'être Premier ministre pendant 21 ans était suffisant. Je devais céder la place à des gens plus jeunes. J'ai donc démissionné. Et quand j'ai démissionné, je n'ai pas désigné mon fils ou un membre de ma famille pour me succéder. C'est à la société de choisir un successeur, et ce n'est donc pas quelque chose que font les dictateurs. Quand j’étais Premier ministre, l’actuel Premier ministre Anwar Ibrahim était considéré dans le pays comme un réformiste.

Peu de temps après son limogeage du Cabinet en 1998, Anwar Ibrahim (qui était vice-Premier ministre, et qui avait appelé à la réforme politique) a été emprisonné pour sodomie et abus de pouvoir, des accusations qu'il a niées. Cela avant d’être libéré, puis élu en novembre 2022. Selon vous, quelles réformes devraient-être faites ou défaites ?

Quand j’étais Premier ministre, il y avait beaucoup de discussions sur des réformes pour plus de liberté, notamment de la presse, mais pas uniquement. C'est quelque chose qu'ils soulevaient afin de salir le nom du gouvernement qui paraissait, selon eux, autoritaire et dans le besoin d’une réforme du système. C’était pour faire en sorte que les Malaisiens arrêtent de soutenir mon gouvernement. Et quand l’opposition est devenue à son tour un gouvernement, toutes les choses qu’ils avaient promises n’ont pas été faites. En fait, ils sont même pires. Alors que le gouvernement précédent avait la liberté d’expression.

Désormais il n’est pas permis de parler des 3 « R » [Religion, race et royauté, NDLR]. Dès qu’il y a une problématique sensible, on n’en parle pas. Et que font-ils maintenant ? Pas de réforme en tout cas. Au lieu de cela, ils accusent le gouvernement précédent d’avoir volé de l’argent. Ils m’accusent aussi d’avoir volé de l’argent. Sauf qu’ils n’ont montré aucune preuve de ce qu’ils avancent. Mais ils accentuent la pression, et même mes enfants. Mais je suis innocent.

La Malaisie est un pays qui se veut « non-aligné ». Vous avez beaucoup défendu cette position lorsque vous étiez Premier ministre. Qu’en est-il à présent ?

Notre politique est d’avoir des relations diplomatiques avec tous les pays. Nous ne souhaitons pas identifier un quelconque pays comme notre ennemi. Donc on ne s’aligne ni avec l’Occident, ni avec l’Est. Mais en ce moment, l’Occident essaye de persuader des pays de les rejoindre contre la Russie, contre le communisme, contre l’Est. Cela ne nous intéresse pas. On veut commercer avec l’Occident comme avec l’Est.

Face aux tensions en Mer de Chine méridionale avec Pékin, les Philippines se sont rapprochées militairement des États-Unis. Quelle position doit avoir la Malaisie dans tout cela ?

Les Philippines ont un problème avec la Chine en matière de zone économique exclusive. Pékin estime qu’une grande partie de la mer de Chine méridionale leur appartient. Mais ils n'empêchent pas les bateaux dans la mer de Chine méridionale de naviguer. Si vous déclarez que la mer vous appartient, vous avez le droit d’arrêter, examiner, et de donner l’autorisation aux bateaux de continuer ou de se stopper. Mais la Chine ne fait pas cela. Même nos bateaux militaires peuvent passer.

Mais les États-Unis souhaitent que leurs vaisseaux restent dans la mer de Chine méridionale, et essayent de provoquer des tensions entre la Chine et Taïwan. Nous concernant, Pékin est un grand marché pour nous. C’est notre plus grand partenaire commercial, et on ne veut pas le perdre. Ce que veulent les États-Unis, cela les regardent. Mais nous aimerions que les américains cessent de provoquer la Chine. Si la Chine souhaitait envahir Taïwan, elle l’aurait fait depuis bien longtemps, mais elle ne l’a pas fait. Au-delà de cette situation, la Malaisie doit rester non-alignée.

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