DROITS DES FEMMES : « POURQUOI IL Y A UN PARADOXE MAROCAIN »

Le Code de la famille marocain (la Moudawana), promulgué en 2004, a permis plusieurs avancées pour les femmes mais cette réforme majeure s'est heurtée, dans la pratique, à de nombreux obstacles, révélant ainsi ses faiblesses. Pour « corriger ces imperfections », s'agissant notamment de l'interdiction de la polygamie et du mariage des mineur(e)s, le roi Mohammed VI a nommé il y a quelques mois une commission chargée de lui faire des propositions de réforme.

Les prescriptions de cette assemblée, composée de représentants du gouvernement, de hauts magistrats et de religieux, sont désormais entre les mains du souverain, dont on attend les arbitrages. Rien n'a filtré sur les intentions du monarque, qui a tout de même manifesté sa volonté de « lever certains obstacles », tout en rappelant, en sa qualité de « Commandeur des croyants », qu'il « ne ferait rien pour autoriser ce que Dieu a prohibé ». Partant, l'égalité entre les garçons et les filles, en matière d'héritage, et la dépénalisation des relations sexuelles en dehors du mariage ne sont pas à l'ordre du jour.

Pour Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine à Paris Panthéon Sorbonne, spécialiste du Maghreb et des sociétés arabes, cette situation « illustre parfaitement les paradoxes » du Maroc, entre désir d'ouverture, d'émancipation et de modernité, d'une part, respect de la tradition et des préceptes religieux, d'autre part.

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Auteur du Maroc en 100 questions. Un royaume de paradoxes (Tallandier et Poche Texto), cet universitaire sera l'un des invités du débat organisé par Le Point et le barreau de la Charente ce vendredi*, dans le cadre du Festival du film francophone dont le Maroc est, cette année, l'invité d'honneur. Le cinéaste Nabil Ayouch, qui présente Everybody Loves Touda en avant-première, participera également aux échanges.

Son nouveau film brosse le portrait d'une jeune Marocaine éprise de liberté, qui rêve de devenir une « cheicka », ces chanteuses qui chantent l'amour, le désir mais aussi la résistance, face à l'oppression. L'actrice et réalisatrice Valérie Donzelli, à laquelle le festival rend hommage, et l'avocate Élodie Mulon, présidente de l'Institut du droit de la famille et du patrimoine, seront également autour de la table. À quelques heures de l'événement, Pierre Vermeren répond aux questions du Point.

Le Point : La réforme de la Moudawana, le Code de la famille marocain, est, selon vous, une illustration de plus du « paradoxe marocain ». Que voulez-vous dire ?

Pierre Vermeren est professeur d'histoire contemporaine à Paris Panthéon Sorbonne. © Villette Pierrick/Abaca
Pierre Vermeren : Le droit de la famille, tel qu'il a été réformé il y a vingt ans, au Maroc, est l'un des plus libéraux du monde arabe, après la Tunisie. Dans la plupart des autres pays, je pense à l'Algérie et à l'Égypte, la charia coranique est appliquée. La Tunisie l'a abolie ? sauf pour l'héritage ? mais le Maroc se trouve dans une situation intermédiaire. Le roi semble vouloir aller aussi loin que possible, pour favoriser l'émancipation des femmes et lutter contre l'hégémonie culturelle et religieuse des islamistes, mais il reste le « Commandeur des croyants ».

À ce titre, il n'entend pas rompre avec la loi islamique, qui demeure sacrée. Ainsi, il n'osera pas toucher à la question de l'héritage ? les femmes héritent de la moitié de la succession réservée aux hommes ?, dès lors qu'il y est fait allusion dans le Coran. De même ne lèvera-t-il pas certains interdits fondamentaux tels que les relations sexuelles en dehors du mariage (punis d'un mois à un an de prison ferme), l'homosexualité et l'avortement.

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Quels progrès la réforme de 2004 a-t-elle permis ?

Ils sont importants. Les femmes peuvent à présent divorcer sans l'accord de leur mari ? ce qui a provoqué une explosion de divorces, en tout cas dans les villes ? et la suppression de la tutelle ne permet plus à une femme d'être mariée sans son consentement. De même, la polygamie est désormais interdite et l'âge légal du mariage a été relevé à 18 ans, ce qui rend théoriquement le mariage des mineurs impossible. Je dis « théoriquement » car dans les faits, et c'est vrai aussi pour la polygamie, les juges (les cadis) conservent un pouvoir d'appréciation discrétionnaire, à telle enseigne que les quelques exceptions prévues par la loi sont en passe de devenir la norme.

Par vénalité ou solidarité masculine, de nombreux mariages de mineures sont autorisés par les juges. La législation est donc libérale sur le papier mais dans la pratique, ça coince. Les mouvements féministes attendent beaucoup de la réforme de la Moudawana, sur ces questions, de manière que les avancées permises en 2004 soient réellement effectives.

L'Algérie et le Maroc sont les deux pays du monde arabe où l'emploi des femmes est le plus faible

Les relations sexuelles hors mariage sont toujours punies par la loi pénale marocaine mais la prostitution y est très répandue et les IVG clandestins se comptent chaque jour par centaine?

On estime à 800 le nombre d'avortements clandestins pratiqués chaque jour, dans des conditions sanitaires très dégradées. La société marocaine est très permissive, sur le plan sexuel, alors que les lois y demeurent répressives. Encore un paradoxe. Cette distorsion entre la règle de droit et les m?urs profite à la police du régime, qui peut s'emparer de l'un de ces motifs pour emprisonner certains opposants. C'est le principe du filet dérivant, qui favorise l'arbitraire, dans un pays où les juges et les forces de l'ordre sont souvent corrompus.

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Même si le droit milite en faveur de leur émancipation, les femmes marocaines restent dépendantes des hommes, économiquement?

En effet, et les choses ont tendance à s'aggraver, de ce point de vue. C'est peut-être le problème le plus important. L'Algérie et le Maroc sont les deux pays du monde arabe où l'emploi des femmes est le plus faible : 10 % pour l'Algérie, à peine 15 % pour le Maroc. Pire : la situation se dégrade, après la fermeture de nombreuses usines de textile. Le droit évolue mais certains verrous subsistent, comme nous l'avons dit, et la misère et la dépendance restent les principaux freins à une réelle émancipation des femmes. La loi marocaine peut sembler libérale, elle l'est sur certains aspects, mais le blocage est d'abord économique, dans un pays qui a raté sa révolution industrielle. Ainsi, le Maroc constitue un curieux mélange de liberté et de conservatisme, de sécularité et de religiosité, de prospérité et de pauvreté.

*Débat sur « L'émancipation des femmes au Maroc, un nouveau droit pour la famille » ce vendredi 30 août à 15 heures, au palais de justice d'Angoulême. Entrée libre.

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